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Le poète e(s)t le cultivateur,

Une critique de Quelque chose que je rends à la terre de Sébastien Ménard (2021)


Le livre d’abord. L’objet. Il est doux – doux comme du caoutchouc à la soie. Il est fin aussi. 129 pages seulement, dont deux pages noires qui partagent l’ouvrage et énoncent avec qui ces lignes sont écrites : auteurs et autrices d’abord, de Ginsberg à Griot et de Woolf à Rouzeau ; puis toutes les choses dont ce livre est tissé : nom des fleuves, des sables et surtout des poussières. Ce travail de citation – que l’on retrouve aussi bien au début de chacune des cinq sections qui composent l’ouvrage qu’à la fin de celui-ci où, dans une sorte bibliographie-hommage le poète présente des extraits de ses “quelques phares” ayant éclairé sa pensée, écrivains, poètes, penseurs, plasticiens – est avant tout effort de situation : étoile parmi les étoiles, poussière parmi la constellation, Sébastien Ménard restitue son œuvre poétique dans le sillage de ceux qui l’accompagnent ou l’ont précédé.


Après avoir – entre autres – raconté la poussière des routes des Balkans, du Maghreb et du Moyen-Orient dans Soleil Gasoil (2015), après avoir rapporté les sédiments du Danube avec Notre Est lointain (2017), Sébastien Ménard considère ici une tout autre poussière : celle qui s’élève de la terre familière qui, malgré son apparente proximité, nous est tout aussi éloignée que celle, lointaine, de l’Orient ou de l’Est lointain.


Deux dimensions – comme deux façons de dire la vie – se croisent dans le recueil : la recherche – haletante et urgente – d’un art d’habiter la terre et la recherche – tout aussi nécessaire – du (ou d’un) sens de l’écriture. Habiter et écrire, telle serait, sans doute, la visée programmatique du recueil. Si ces deux questions sont liées, c’est que les questions que se posent le poète – « Quelle est / la première chose / d’importance que vous pouvez nous dire » ; « C’est quoi la poésie » – trouvent toujours une réponse ou, plutôt un écho, dans la terre :


on peut demander à beaucoup d’humains

de choisir la toute première chose

d’importance

et nous la dire


c’est même

très intéressant


il faut

simplement

être prêt à

tout entendre


et après

après on est là

on est là et on rapporte

ce petit morceau du monde

ce petit morceau du monde

dont nous sommes dépositaires


Avec cette recherche d’un écrire-habiter – une poésie susceptible de rapporter « ce petit morceau du monde dont nous sommes dépositaires » - Sébastien Ménard cherche à dépasser la vanité qui peut s’emparer facilement des poussières que nous sommes. Alors, il cherche, en vers, en proses et en dits, il cherche avec son « silence crié » les moyens de faire de ses paroles des espaces où puissent grouiller toutes sortes de substances : la lumière, l’air, l’eau, les graines et l’esprit des ancêtres. Pour que croissent en liberté – Whitman dirait à l’air libre – ces graines et poussières, il cherche à rendre à la terre tous nos cris et misères, pour que dans l’humus fertile, il en pousse un poème.


je suis debout je porte les mots

et du fumier de ferme

c’est la même

intention :

quelque chose – je ne sais pas vraiment quoi –

que je redonne à la vie

à l’humus

à la terre

et à la suite

L’équivalence entre les mots et le fumier de ferme, l’intention d’écrire et de rendre fertile un petit bout de terre, est ici révélatrice de la démarche du poète : ici, Sébastien Ménard se fait cultivateur autant que poète. Après avoir parcouru les routes et les fleuves, il s’arrête et se met à l’écoute de la terre, bouscule quelques lignes pour capter comment se sent la graine – le poème – mais toujours sans chercher à trop faire : le cultivateur ne parle pas à sa terre, il l’écoute seulement. Ce n’est que de son silence que peut naître un dialogue : il écoute et la voilà qui parle et trahit ses mystères.


J’imagine que je cherche une façon de laisser parler les plantes, les arbres, les bêtes et les eaux et sans doute que maladroitement quelque chose là, une urgence brûle.


Écouter et laisser parler, laisser croître et chanter, le poète attentif laisse la voix à la terre. Il écoute les chênes, les germes et les fleuves pour en dire quelque chose qu’il pourra leur rendre en retour : non pas un hommage ou une plainte – la fausse note larmoyante – mais plutôt la conscience humble et prudente du besoin de choyer le sol et les pieds – humains, animaux, végétaux – et toute l’infinie matière qu’il rend possible à lui seul. C’est à partir de la tourbe des mots qu’il parvient à faire pousser des graines dans l’humus du poème.


Nous avions mille vies

et l’une a servi à écrire un poème

ce poème

Il ne s’agit pas de louer un retour à la terre ni de faire de la graine l’objet d’une possession. Dans Quelque chose que je rends à la terre, Sébastien Ménard évoque son attrait pour la culture de la terre mais sans jamais perdre de vue son goût de l’errance : on découvre en ces pages une poétique du sauvage qui cherche à faire fructifier les sols et les mots mais sans jamais ni les brimer, ni même les tenir.

Ce qui compte ce n’est pas le produit : la plante ou le texte. Ce qui compte c’est l’action de planter ou d’écrire. Qu’importe le résultat, ne compte que le chemin qui est fait dans la pousse ou le dit : « je ne suis pas venu pour le poème. Je suis venu pour le dit. Ce dit du chemin ». Tout est affaire d’une recherche dont on ignore l’objet ; si le cultivateur s’attend à voir pousser la plante correspondante à la graine qu’il aura mise en terre, le poète est ici ignorant sur ce qu’il pourra bien trouver à l’issue du poème. Mais qu’importe puisque tout est affaire de laisser advenir – laisser parler, circuler et grandir.

À ce travail “de jour” – la culture et l’écrit – répond une face nocturne, marquée par un changement de ton : aux vers musicaux qui se chantent tout seuls, qui trottent et qui tournent dans la tête, suivent des proses oniriques qui se font elles aussi litanies, mais litanies du rêve ; bientôt, les réflexions du jour sont dépassées par les mots de la nuit où l’on « re-rêve d’autres fleuves » et écoute toujours les souffles de l’espace, de la terre tout autour.

Dans cette nuit de l’écrit, Sébastien Ménard recherche cette euphorie du chaman dont Denis Roche dans sa Forestière amazonide – cité dans les “phares” à la fin de l’ouvrage – disait qu’elle était « le truchement d’un langage secret qu’on appelle langage des esprits et qui comporte aussi bien une imitation des cris d’animaux qu’une invention verbale d’une étonnante richesse. »


Ici, le poète s’efforce plutôt de connaître « le chant de l’ours » comme celui du fleuve. Ce n’est ni imiter ni inventer un Verbe, mais plutôt évoquer et, toujours, laisser être et parler : « Et maintenant on m’a dit d’être le fleuve. De ramener le dit du fleuve. Ce que je fais. Et je ne sais plus qui fleuve qui flotte qui voix qui dit. Je ne sais plus. Voilà. J’ai continué ça. Et je le fais là. J’écoule. J’écoule. »


Ramener le dit du fleuve – des poussières, de l’humus, de l’ours et des sentes, revient, pour beaucoup, à ne pas oublier que du vivant nous sommes – nous qui comme les graines, « tentons d’être » aussi – et que, s’il est trop tôt pour un « éventuel chant qu’il faudrait restituer », il n’est pas trop tard pour « habiter l’aube, habiter les promesses ».


Fort du Zen qui l’animait, Gary Snyder, dans ses Montagnes et Rivières sans fin, se demandait : « qui pourra, / vous amener à percevoir que vous êtes ces vallées et ces montagnes ? ». Sébastien Ménard, non moins attaché au Zen que Snyder, semble nous poser cette question, aujourd’hui essentielle : qui pourra vous amener à percevoir que vous êtes ce quelque chose que vous rendrez à la terre ? Invitation à la culture autant qu’à l’errance, Quelque chose que je rends à la terre est un recueil de choix où trouver quelques graines qui nous parlent des poussières où se cache la vie.

Camille Sova 


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